Leçon inaugurale Sembene Ousmane (Par Pr Magueye Kassé)

  Département de Langues et Civilisations germaniques

               

 

Monsieur le ministre de la Culture,

Mesdames et messieurs,

Chers amis, chers invités

Permettez moi tout d ‘abord de remercier mes amis de m ‘avoir choisi pour présenter cette leçon inaugurale à l’occasion de la célébration des 10 ans de la disparition d’Ousmane Sembene.

Le thème du colloque international qui démarre aujourd’hui, Littérature, cinéma, lectures du legs pluriel de Sembene Ousmane ne pouvait être mieux choisi pour apprendre de nouveau de l’œuvre de ce monument de la littérature et du cinéma africains.

Vous avez réuni beaucoup de spécialistes de l’œuvre de Sembene Ousmane qui nous promettent de fécondes réflexions. Je voudrais souligner ici l’importance que cette manifestation scientifique peut et doit représenter pour la jeunesse africaine qui devrait se reconnaître en Sembene et s’identifier à son message, lui qui n’a eu de cesse de mettre en avant sa foi en cette couche, vulnérable et porteuse d’avenir. Notre jeunesse est en proie au doute, souvent à la desespérance face à des stratégies politiques qui les laissent souvent en rade, face à des gouvernances loin de leurs préocupations. Je voudrais partager avec elle cette leçon du grand dramaturge Bertolt Brecht dans sa lutte contre l’infamie et la barbarie, la gouvernance criminelle du régime nazi, leçon prononcée lors du 1er Congrès des écrivains pour la défense de la culture tenu à Paris et en 1935 et ramassée dans son célèbre texte que j’aime souvent citer : Cinq difficultés pour écrire la vérité de 1939. Selon Brecht, il faut avoir avoir le courage d’écrire la vérité, l’intelligence de reconnaître la vérité (qui n’est pas une question morale), l’art de faire de la vérité une arme efficace, le discernement pour choisir ceux entre les mains de qui la vérité devient efficace et la ruse pour répandre la vérité parmi le grand nombre. Brecht de conclure que :

« Ce qui importe avant tout, c’est qu’une pensée juste soit enseignée, à savoir une pensée qui interroge les choses et les évènements pour en dégager l’aspect qui change et que l’on peut changer »

Cette leçon a été assimilée dans la pratique par Sembene dans une quête permanente de vérité pour indiquer la voie à suivre, si nous voulons résoudre les multiples contradictions que le continent africain doit nécessairement dépasser.

Le germaniste que je suis voudrais souligner tout l’intérêt que cela représente dans le cadre des études germaniques interculturelles dans lesquelles nous trouvons confirmée la fructueuse idée du géant de Weimar, Johann Wolfgang Goethe, d’une « Littérature mondiale » qui part du local au global pour tendre vers l’Universel, rapprocher des cultures différentes et créer une communication interculturelle, parce que partageant les mêmes valeurs d’humanisme. Léopold Sedar Senghor ne s’y était pas trompé, lui qui reconnaissait tout ce qu’il devait à Goethe dans sa formulation de sa « Culture de l’Universel ». Dans la même lancée, l’œuvre littéraire de Sembene a atteint l’universel dans les nombreuses et variées traductions qu’elle a connues dans différentes langues étrangères et donc différentes cultures qui en soulignent des signes d‘appartenance à une même culture de progrès au service de l’humain. On en trouve l’explication dans une herméneutique du discours sembenien notamment dans l’articulation qu’il opère entre le local et le global mais en allant plus loin dans l’identification de la dialectique, c’est à dire ensemble des contradictions socio-économiques, qui lie ces deux éléments depuis la rencontre forcée, intéressée et à vaste échelle entre l’Afrique et singulièrement l’Europe. Les deux éléments ont induit un commerce particulier dans le sens primitif du terme entre deux continents, de même qu’ils ont fait émerger une configuration asymétrique de type périphérie et centre. Le projet de Sembene peut s’interpréter dès lors comme un processus de déconstruction de discours et de recours à des convergences pour proposer des alternatives qui dépassent au sens hégélien des antagonismes nés de la confrontation d’intérêts fondamentalement divergents. L’affirmation de l’universalité de l’Homme se trouve confortée également dans la recherche de son bien être servi par des sociétés dans lesquelles on note les mêmes tendances vers le progrès social. Ces sociétés doivent être débarrassées des antagonismes nés d’une inégale répartition des richesses produites par le travail des hommes, donc de classe in fine. L’actualité de cette thèse est confirmée par le très beau film de Raoul Peck présenté à la 67ème édition du Festival international du film de Berlin (Berlinale) cette année et partout depuis sa sortie avec un grand succès mettant en relief l’actualité et les leçons de ce penseur hors pair, Le jeune Karl Marx et ses thèses produites avec Engels sur la condition des travailleurs de Manchester, prélude à une analyse rigoureuse de l’histoire des sociétés humaines.

Affirmant cela, je reviens à ce qui a positivement et nettement influencé Sembene dans sa création d’où le monde germanique et les lettres allemandes ne sont pas absents, en particulier la philosophie marxienne et l’approche esthétique du dramaturge allemand Bertolt Brecht qui a révolutionné le théâtre contemporain. On note le succès de ce choix esthétique, notamment ce qu’on appelle le Verfremdungseffekt ou « Effet de distanciation » de même chez le Prix Nobel de littérature Wole Soyinka et son Opera Wonyosi inspiré de l’Opéra de quatre sous de Becht. Cette manière d’interpréter le fait littéraire à partir des phénomènes de société nous a permis, dès le départ, d’orienter pour leur donner sens, l’enseignement et la recherche en sciences humaines d’un point de vue inter et transdisciplinaire qui englobe les sciences sociales, économiques et juridiques. Les travaux de Michel Foucault et Jacques Derrida, pour ne citer que ceux-là y aident également beaucoup dans les questions qu’ils sucitent. Ce choix nous conduit avec mes collègues à nous intéresser à tout ce qui est produit dans la culture entendue au sens large et Sembene en offre une belle opportunité. Ma fréquention de ses œuvres m’a du reste conforté dans cette voie.

Leçon inaugurale autour des lectures du legs pluriel de Sembene Ousmane a- t- on dit. Je comprends cet exercice dans une acception que je fais mienne de « leçon » comme renseignements pluriels profitables et enseignement tout à la fois. Que découvre t–on encore chez cet auteur/orfèvre singulier de la littérature africaine, doublé d’un artiste /peintre des réalités sociales de son temps, s’érigeant du même coup en critique d’art. Chez lui, en effet, l’art a une fonction sociale et politique importante ; il véhicule une idéologie en tant que référentiel et marque distinctive d’époques chargées.

On ne le souligne plus assez dans toute critique et explicitation faites de l’œuvre riche et variée de cet écrivain cinéaste, autodidacte. Sa démarche s’est inscrite de tout temps et depuis sa formation, rappelons-le, dans l’investigation du réel en vue de sa transformation. Elle s’est inspirée fondamentalement de Marx et de sa philosophie de l’histoire. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le premier Etat allemand né des cendres du fascisme l’avait élu membre de l’Académie des Arts de la République démocratique allemande, a traduit et publié, le premier dans l’espace germanophone, les œuvres littéraires de Sembene et pour la première fois, avant sa parution en français, sa nouvelle, Niiwam adapté plus tard au cinéma par Clarence Delgado.

A l’instar des différentes manifestations autour des 10 ans de la disparition de Sembene et pour montrer comment sa pensée est d’une brûlante actualité, des initiatives sont prises également en Allemagne en ce moment pour tirer des leçons de sa création littéraire et cinématographique. La revue Melody und Rhythmus publiée par les éditions 8 mai à Berlin lui consacre un article fort instructif dans sa livraison de novembre/décembre 2017, de même la prochaine Conférence Internationale Rosa Luxemburg organisée à Berlin par plus de 30 organisations de divers horizons en janvier prochain dont le thème porte sur l’Afrique entend –t- elle puiser dans les leçons tirées de l’œuvre de Sembene pour comprendre les dynamiques actuelles en Afrique. Rappelons la proposition récente d’un Plan Marshall à l’initiative de l’Allemagne fédérale pour juguler l’émigration clandestine des jeunes Africains vers l’Europe.

Affirmant cela, je voudrais continuer dans la même lancée à afficher la couleur comme on dit familièrement : l ‘engagement de Sembene Ousmane est producteur de sens dans toutes les acceptions du terme dans une vision marxiste de transformations sociales dont l’avènement est, à bien des égards, tributaire, et de manière contradictoire, de passages qualitatifs douloureux et non encore achevés dans des contextes qu’il s’agit d’élucider, dans une esthétique propre à ce parti-pris idéologique de départ.

Qu’est ce que cela signifie concrètement aujourd’hui et quelles leçons continuons nous à en tirer à des moments où l’idéologie dominante d’oppression à multiples facettes fait croire, sous différents artifices, à une « fin de l’histoire » ou à un inévitable « choc des civilisations ».

La chute du mur de Berlin a eu, entre autres conséquences, de proclamer à cors et à cri la mort des idéologies dans de savants exercices autorisant à vanter les mérites du capitalisme et de l’économie de marché dans leur version néolibérale, les avantages d’un système d’exploitation des travailleurs, de délocalisation d’entreprises, de dérégulation des marchés avec le pillage accéléré des ressources des pays sous développés, le tout accompagné pour ces derniers de politiques d’ajustement structurel, de chômage accéléré des couches les plus vulnérables, d’hypocrites politiques d’aide au développement et son corollaire, l’émigration clandestine des ressources humaines les plus précieuses, notamment la jeunesse et la fuite des cerveaux.

C’est dans ce contexte préparé par des siècles d’exploitation du continent africain, la déportation de millions de ses fils au travers du commerce triangulaire, la colonisation, les luttes multiples des peuples colonisés depuis la Conférence de Bandoueng de 1955, les répressions féroces des années 50, la revendication de l’indépendance immédiate dont l’Harmattan et le Manifeste histoirique du Parti Africain de l’Indépendance de 1957 se font l’écho, de même que les déceptions de la période post coloniale, que la prise de conscience de Sembene s’opère. Elle prend des dimensions politiques, sociales, culturelles et idéologiques dans les contradictions de la construction d’Etats nations dans lesquelles l’ancienne puissance coloniale, notamment la France,   entend continuer d’exercer une domination sans partage et dans tous les domaines, dans la marche des institutions, au plan de sa langue et de sa culture dominantes du système scolaire etc... Elle commence dès le jeune âge avec le refus de l’injustice manifestée à travers des actes de courage dont les biographes se sont largement fait l’écho, se prolonge avec le contact et la confrontation directe et plein d’enseignements avec les instruments de l’oppression (armée, système d’exploitation des travailleurs chez les dockers de Marseille et l’écho de la grève des cheminots de Thiès en 1947 etc..) et aboutit à un engagement sans faille en faveur des couches sociales défavorisées, exploitées et victimes d’un système inique dans lequel la lutte des classes s’offre comme seule alternative, entrainant celle pour la libération de l’Afrique pavée des corps des meilleurs fils de ce continent martyr, sacrifiés à l’autel du dieu profit, sans morale ni mesure, de Patrice Lumumba à Thomas Sankara et la répression de toute forme de contestation de l’ordre établi.

Le thème qui m’a été proposé me permet, au travers de nombreuses publications consacrées à Sembene et à son œuvre d’en faire ressortir des éléments qui nous poussent davantage à réfléchir sur nos situations africaines soumises à rude épreuve pour tracer enfin la voie à un développement à visage humain.

Je parlerai de l’intertextualité comme élément important de nouvelles lectures, de nouvelles approches d’explication du texte de Sembene, thème qui sera repris dans les communications proposées, de l’intermédialité dans le cinéma de Sembene comme tehnique d’accompagnement de la narration filmique, du rire pour bien faire comprendre la richesse, l’intentionnalité, c’est à dire relation active de l’esprit à un objet, ici les situations et les réalités sociales complexes de nos sociétés africaines prises dans leur dynamique interne et l’esthétique de Sembene. Sembene place au cœur de sa démarche l’Homme au sens où Lucien Sève le définit, reprenant Marx et son projet politique disant que sous l’Homme, il y a essentiellement l’ensemble des rapports sociaux. Sève le souligne à la suite de Marx dans une lettre de décembre 1846 à Annenkov: « L’histoire sociale des hommes n’est jamais que l’histoire de leur développement individuel, soit qu’ils en aient la conscience, soit qu’ils ne l’aient pas. Leurs rapports matériels forment la base de tous leurs rapports. Ces rapports matériels ne sont que les formes nécessaires dans lesquelles leur activité matérielle et individuelle se réalise »[1]. Conscient de cela, de par son vécu et sa formation syndicale et politique auprès de la Confédération Générale des Travailleurs(CGT) et du Parti communiste Français, le parti des fusillés de la Résistance à la barbarie fasciste allemande, Sembène, pour répondre aux questions de son temps, choisit l’écriture de manière réaliste sans pénétrer sans doute l’ensemble des phénomènes qui caractérisent l’histoire du réalisme dans la littérature. Rendre compte de la réalité en l’analysant dans ses dynamiques fondamentales et ses lignes de force qui masquent, voire mettent en relief l’oppression ou l’exploitation tout en dévoilant les conditions de leur dépassement, voila le trait fondamental qui traverse tout le réalisme. Sembene n’en perçoit pas moins l’essentiel de manière empirique et par choix esthétique. Les différentes controverses ont montré, du reste, la complexité et la richesse tout à la fois autour de la mise en oeuvre de l’écriture réaliste. Fred Fischbach le note dans son Essai sur Lukacs, Bloch, Eisler[2], reprenant la conception d’Ernst Bloch « Si la littérature est effectivement une forme particulière du reflet de la réalité objective, il importe qu’elle appréhende cette réalité telle qu’elle est effectivement constituée, elle ne peut pas se limiter à reproduire l’immédiateté des phénomènes. Si l’écrivain vise une appréhension et une représentation de la réalité telle qu’elle est effectivement constituée, s’il est vraiment un réaliste, le problème de la totalité objective du réel pourra jouer un rôle déterminant“[3] (souligné dans le texte). Sembène réussit cet exercice de saisir la totalité objective, de l’analyser avec soin pour en délimiter les lignes de forces, celles qui déterminent tout, mais surtout le processus qui a conduit à des situations à analyser pour en tirer la conclusion de la nécessité de leur transformation. Cette transformation se fait avec des moyens techniques que révèle l’écriture dans les œuvres littéraires: poésie comme on en trouve dans ses romans et dans ce qu’il a laissé à sa mort, non encore expertisé et publié, théâtre avec la mise en scène des Bouts de bois de Dieu par lui même et Raymond Hermantier en 2000 et cinématographiques. Nous pouvons nous appuyer à nouveau sur une remarque de Fischbach pour cerner l’approche marxiste de Sembène pour réfléchir la réalité dans le rapprochement opéré entre Hans Eisler et Ernst Bloch : « Nous assistons d’ailleurs dans la peinture, la musique, la littérature, au théâtre, au cinéma à un nombre croissant de tentatives pour, avec les moyens les plus hardis, plaider la cause des masses et la faire avancer. L’art de la véritable avant –garde ne veut pas se séparer de la vie quotidienne, il veut au contraire s’en emparer, la comprendre, la transformer. Déjà l’expérience le prouve avec les nouveaux moyens artistiques. On approche la conscience sociale des masses au point que le haut niveau n’est plus ressenti comme un obstacle, mais qu’au contraire, il donne toute sa force d’impact à l’œuvre d’art. L’artiste d’avant-garde peut ainsi briser le cercle qui faisait de la culture un monopole de la bourgeoisie et devenir véritablement un homme de son temps ».[4]

Parlant plus haut de l’Homme dans la conception que Marx en a, on aurait pu y ajouter le « naturalisme » de Marx et sa critique des valeurs : „les valeurs reposent toujours sur la vie et non seulement sur des intérêts de classe“[5]. Ceci nous amène, au delà des techniques formelles de narration (utilisation du français comme langue d’écriture et critique implicite de sa présence pesante, négativement opératoire dans le vécu des Africains aliénés et dans l’empreinte durable sur les mentalités), à nous pencher sur des éléments déterminants dans les réalités sociales. Ces éléments sont basés sur des valeurs nouvelles qui obèrent le développement par la concussion, obscurcissent les consciences et leur impriment des marques négatives dans les rapports sociaux. C’est par exemple et fondamentalement, le rôle dévolu à l’argent dans le processus d’accumulation capitaliste. Ce rôle est, entre autres, défini dans la critique que Sembène fait à sa place et à ses modes d’acquisition, en référence également à des notions de morale et d’éthique. Ces dernières sont mises en lumière dans son écriture par rapport à ce qui les valorise et en même temps, sans rupture consciente, les dévalorise dans le processus d’accumulation du capital à tous les niveaux et strates de la société et des rapports sociaux tel que Marx, à nouveau, met le phénomène en relief et le critique pour en saisir l’essence. Chez Marx, en effet, l’éthique a son origine dans la vie-y compris socio-historique; elle exprime les différentes formes sous lesquelles celle-ci se valorise. Elle a un contenu matériel. Je prends exemple sur des réflexions que j’ai déjà menées à la première publication en allemand de Niiwam[6]. Se rendant compte des effets de l’argent sur nos sociétés, Sembene en dénonce les éléments pernicieux dans l’acquisition des biens matériels, la seule et unique aune à laquelle on mesure la réussite sociale qui vaille, la fabrication et l’introduction de nouvelles valeurs que procure l’argent. Il est devenu règle et norme de vie. L’argent effrite l’esprit communautaire et installe le parasitisme. C’est la valeur négative de référence par excellence. Le traitement qu’il fait subir à ce thème/motif dans la plupart de ses œuvres, met en évidence, à côté d’autres thèmes, le parti pris de Sembène de puiser dans les ressources culturelles qu’il oppose au phénomène pour atteindre plus facilement ses lecteurs.

C’est dans cette approche qu’il me semble intéressant d’avoir une nouvelle lecture de l’œuvre de Sembène qui intègre des phénomènes d’intertextualité dans certaines définitions et acceptions, tout comme les champs qu’elle recouvre dans les techniques narratives. Il s’agit de montrer comment cette notion trouve un répondant fécond dans la perspective d’effet miroir de la littérature. En cela Sembene répond par anticipation aux multiples interpellations et idées autour de ce concept dans les sciences littéraires par sa démarche esthétique. Il fait apparaître un type d’écriture qui confère à la production du texte et à ses rapports avec des textes antérieurs une portée culturelle, sociale et politique. Ce style et ce type de discours amènent des critiques à l’assimiler à la l’oralité feinte[7] avec des schémas d’explication anthropologique, psychologique, philologique et idéologique.

La critique littéraire intègre comme un élément important dans le procédé d’écriture de Sembène les interférences linguistiques liées à la diglossie. Ce bilinguisme se manifeste avec l’ossature que constitue l’oralité dans la production de Sembene et dans la forme que revêt sa forte présence dans le récit et le style narratif qu’elle lui imprime. Ce faisant, elle laisse apparaitre une littérature populaire, riche et particulière dans le sens que Johann Gottfried Herder donne de la poésie populaire, „la voix des peuples en chanson“, celle qui leur permet d’exprimer leur vécu sous toutes les formes et qu’ils partagent en commun; c’est ce qui produit une universalité et une littéraure mondiale. Ainsi, peut-on, sans conteste, en déduire des aspects intéressants.

Les occurrences du Wolof, en effet, empruntent beaucoup aux expressions littéraires qui font l’âme du peuple: proverbes, dictons, contes, allégories, parabole, métaphore, en somme une utilisation consciente des ressources linguistiques du terroir en plus de celle d’un arsenal métalinguistique pour mieux atteindre son public partiellement ou totalement illettré dans une lingua franca étrangère à son substrat culturel. Ismaïla Diagne nous en donne d’ailleurs un aperçu intéressant dans son ouvrage: Lire et relire Sembene Ousmane[8]. Les métaphores, les périphrases, les grossissements, les aphorismes puisés dans les langues nationales, tout comme les proverbes et maximes, les symboles, comme le masque occupent une place dans la narration avec des effets propres au symbole. C ‘est l’interprétation que l’on peut donner de même au Xala, titre éponyme du roman, qui occupe une place centrale dans la narration en sortant de son contexte culturel et des croyances liées à ses manifestations dans la société wolof. Tous ces emprunts et procédés narratifs incitent à réfléchir, à faire corps avec le récit et à se l’approprier.

C’est en partant de là qu’on peut mettre en exergue la signification de l’intertextualité chez Sembène. Il y a d’abord l’importance et la portée des langues africaines comme le Bambara ou le Wolof, riches à la fois dans leur fréquence dans le texte tout en en soulignant l’intérêt, la portée et la dimension morale et sociale et enfin ce qu’elles représentent comme réponse et repère face à une aliénation culturelle subie et à laquelle il s’agit, dans le récit, d’apporter des réponses adéquates. Dans ce cadre, le texte est serti d’allusions à portée sociologique et sociohistorique de nette différenciation et de refus de processus d’aliénation continue.

On peut lister un certain nombre de techniques qui peuvent mettre en relief des phénomènes d’intertextualité. Il s’agit des allusions, comme l’insistance mise sur le port vestimentaire, de la description qui s’apparente à des romans feuilletons voire des illustrés de mode, du traitement du fait divers dans le récit comme dans une certaine presse à sensation, l’allusion au journal, à la présentation de faits particuliers, politiques ou de société ou à la reprise de récits, des références à un bréviaire animalier qui rappelle les contes et leur dimension morale, voire et de manière allusive pour le lecteur et dans ce cadre, de textes de Léopold Sedar Senghor et Abdoulaye Sadji comme l’aventure de Leuk le Lièvre. Il s’agit également de l’utilisation de l’espace (extérieur et intérieur), des recours fréquents aux procédés de l’oralité comme dans le conte, la palabre, les maximes, les jeux de société et les joutes oratoires qu’ils occasionnent, du discours panégyrique de griots sortis de leurs contextes sociaux comme dans Borom Sarrett, de l’utilisation du temps cyclique mais aussi du temps rituel comme l’appel à la prière du muezzin compris comme chant mais qui ponctuent la marche du temps de travail ou de repos. L’univers romanesque qui se présente comme des tableaux de peinture donnent à la nature des allures de tableaux décrits avec précision par Sembène. On se croirait dans un univers de performance artistique qui rappelle l’esthétique du célèbre peintre sénégalais Kalidou Kassé, affectueusement et esthétiquement qualifié de peintre du Sahel, qui met en avant un univers qui parle immédiatement au public, ses personnages, leur univers de savane écrasée par le soleil, ses pinceaux/Xalima pour suggérer l’école et son importance, les artifices de séduction des femmes restées dans une tradition de sensualité non pervertie par la marchandisation du sexe. La peinture de Kalidou kassé se lit donc un texte à visée didactique comme ses portes de non retour, ses tableaux sur les Objectifs du Millénaire pour le Développement. On peut ajouter la théâtralisation et ses moyens scéniques chez Sembene. C’est à dessein qu’il mélange des éléments de théâtre dans le récit, faisant cohabiter deux genres qui visent le même objectif dans les discours produits qui font rire pour instruire, comme dans les jeux de société qui ont pour de produire des effets cathartiques, le traitement du fait divers dans la mimique et la gestuelle, l’utilisation de morceaux de poésie en prologue ou en épilogue placés dans le récit comme dans le Docker noir, l’insertion ou l’évocation du récit épistolaire, comme dans le Mandat ou le Xala à quoi on confère une fonction sociale dans la tradition orale et qui devient un actant de premier plan en quittant sa fonction première pour être dans la narration et devenir personnage de premier plan, omniprésent, muet Je renvoie encore à Ismaïla Diagne. On observe la même chose s’agissant du chant, celui de Maïmouna dans les Bouts de bois de Dieu, le recours aux saynètes version théâtre populaire dans les formes d’écriture et l’esthétique, sans oublier les artefacts qui rappellent bien Bertolt Brecht, son effet de distanciation et ses Lehrstücke, voire dans certains thèmes, une filiation idéologique, seconde et en chaine avec Maxime Gorki et Brecht. Cette parenté dans la création qui pourrait être comprise comme des emprunts à l’exemple de Die Mutter, La mère, se fonde sur des affinités idéologiques et politiques, des choix esthétiques revendiqués et assumés comme la technique de l’effet de distanciation évoquée plus haut. Elle est présente dans bien des endroits dans le récit, la trame, la problématique, les visées politiques et sociales tout comme le prétexte, la grève des ouvriers dans les bouts de bois de Dieu et dans les dialogues des personnages comme Niakoro, Mamadou Keita le Vieux, Sounkaré, Niakoro et Adjibidi.

On peut ajouter à ces rappels des éléments d’intermédialité qui recoupent ceux d’intertextualité présentés. On peut citer l’exemple de l’utilisation du media comme le journal, ou la présence/référence symbolique d’ouvrages de Lénine et de Mao dans le Dernier de l’empire, dans Xala l’apparition du journal Kaddu vendu à la criée et commenté mettant en relief la revendication de la promotion des langues nationales, qui acte mieux que les tracts et dénonciations de la présence pesante et exclusiviste du français ; l’introduction de la musique avec le mythique orchestre Bembeya Jazz, son morceau culte plein de signification politique et culturelle  Regard sur le passé  dans le Dernier de l’empire avec des personnages qui l’occasionnent et lui servent de prétexte et permettent une migration vers la nécessité de réécrire l’histoire de la sous région et du rôle unificateur, politique et de libération de l’Almamy Samory Touré, dans le même temps, prise de position dans la lutte idéologique...à suivre

 

 

UNIVERSITÉ CHEIKH ANTA DIOP DE DAKAR

 

FACULTE DES LETTRES ET SCIENCES HUMAINES

         Professeur Maguèye Kassé, Professeur Titulaire

                This email address is being protected from spambots. You need JavaScript enabled to view it.">This email address is being protected from spambots. You need JavaScript enabled to view it.

 


[1] Lucien Sève, Penser avec Marx aujourd’hui, Tome II « L’homme,, La Dispute/Snédit, Paris, 2008, p.24.

[2] Fred Fischbach, Lukacs, Bloch, Eisler, Contribution à l’histoire d’une controverse, Europe, 1969.

[3] Ibid. P.37.

[4] Fischbach, op .cit.p.29.

[5] Cf. l’intéressant article de Tony Andréani, Pourquoi Marx revient…ou reviendra, in : Marx contemporain, Editions Sylepse (Paris) et Espaces Marx, 2003, p.58.

[6] Maguèye Kassé, Ousmane Sembene publié en République Démocratique Allemande : affirmation d’une convergence humaniste, in : Etudes germano-africaines, Revue annuelle du Département de Langues et Civilisations germaniques de la Faculté des Lettres et sciences humaines de l’Université de Dakar(Sénégal),1983,p.119-132.

[7] Cf. La thèse d’Alioune Tine, Etude pragmatique et sémiotique des effets du bilinguisme dans les œuvres romanesques de Ousmane Sembene. Thèse de Doctorat 3ème cycle, Mai 1

[8]

Ismaïla Diagne, Op. Cit. p.101

 

 

 

 

 

 

                                               

       

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  Département de Langues et Civilisations germaniques

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