Troisième partie et fin Leçon inaugurale S. Ousmane (Pr Maguèye Kassé

Département de Langues et Civilisations germaniques

                                                        

suite et fin personnages/actants du fait de la position qu’elles occupent dans le récit, la trame au sens architectural de l’histoire narrée. Ceci me permet de faire une transition avec un sujet qu’on pas l’habitude d’aborder chez Sembene, le rire.

Parler du rire  est un prétexte et un appel du pied à la philosophie qui le définit aussi comme catharsis, c’est à dire libération de la parole chez un public à des fins thérapeutiques, guérir le mal par le mal pour, selon la philosophie aristotélicienne ou Aristote ou chez Platon, « libérer l’âme de son ignorance crasse », voire chez Bergson dans son ouvrage Le Rire : essai sur la signification du comique, d’une part. D’autre part, on peut en parler aussi en invoquant les sciences qui s’occupent de l’ensemble des faits de société. Celles –ci nous conduisent à la littérature ou aux arts du spectacle.

Cette manière d’aborder la question pose la problématique d’une recherche qui met en exergue l’analyse historique des phénomènes sociaux, l’histoire des mentalités, les questions de développement et celles liées à la construction d’Etat-Nation dans laquelle les rapports sociaux, les phénomènes ethniques et religieux prennent un relief particulier. Le tout est englobé dans la problématique plus générale du devenir des Etats africains postcoloniaux et singulièrement sénégalais.

C’est, dès lors et dans ce cadre, toujours avec un intérêt renouvelé que l’on se penche sur l’œuvre littéraire et cinématographique de Sembene Ousmane. C’est aussi un plaisir qui est double dès qu’on analyse sa première création artistique, Borom Sarret. Cette fiction de 22mn tournée en 1962, se rapproche, voire est le complément du même film inédit, Albourah, tourné en 1969 dans lequel le personnage principal en voix off, sarcastique à souhait, est le cheval. Les deux court métrages peuvent être analysés sous le rapport du rire dans sa signification sociale né d’un contact avec une réalité qui dépasse l’entendement du protagoniste. Le rire devient sujet /déclencheur de pensées qui prêtent à rire dans la définition du rire comme rire jaune, ou susceptible de provoquer une humeur noire. Le cadre d’analyse de la production de Sembene incite à cette lecture: la réalité sociale.

Nous avons, en effet, dans ce film, des traces de notre balbutiement contradictoire vers la modernité d’une part avec la gentrifaction et d’autre part, la possibilité de voir et d’analyser l’état de nos mentalités à la sortie de la colonisation et de la domination culturelle étrangère. Nous avons en mémoire, pour en souligner toute l’actualité, cette magnifique œuvre sous le rapport ainsi posé, le pamphlet/essai, sous certains rapports cri du cœur, de notre collègue Abdourahmane Ngaïde du Département d’Histoire de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Mbourou Mbara[1] publié en 2013, aux Editions du Nègre international. Le titre signifie « le tout désordre organisé », ce que la préface du collègue Badou Ndoye, le philosophe, appelle dans sa préface « le télescopage des univers mentaux villageois et urbains qui se produit dans nos villes ». Ce désordre se caractérise, entre autres, par l’indiscipline qui y règne mais aussi par l’incapacité à s’adapter à une modernité qui nous est imposée et qui produit « un taximan qui sort son boldé pour en asséner un coup au client, un cheval qui se détache de sa charrette et qui sème le trouble près d’une mosquée le vendredi à l’heure de la prière ». Le narrateur d’ajouter son commentaire « et tu me parles de discipline » (p.113.)L’actualité de Borom Sarret nous interpelle, dès lors, de ce point de vue, en ce que l’action se passe dans la ville et ses différents démembrements, lieux d’échange et de production avec des fonctions dévolues, pour l’époque et pour aujourd’hui également, à ses différentes parties, celle dite moderne et celle encore en formation mais de manière structurellement désordonnée.

Les relations entre les villes et les campagnes occupent une place importante dans les stratégies globales de développement initiées par les pays africains, en particulier, ceux au sud du Sahara depuis leur accession à l’indépendance.

La ville a occupé, au cours des décennies écoulées, une importance que l’on ne peut plus sous estimer, surtout prise sous le rapport des fonctions qui lui sont assignées, de pourvoyeur d’emplois, plus ou moins précaires, de l’installation de différents secteurs d’activités inscrites dans la modernisation mais côtoyant à leur périphérie un secteur dit informel.

L’histoire de la création des villes africaines, de la période coloniale à celle post coloniale, est riche d’enseignements à cet égard dont le moindre n’est pas son statut hybride du fait justement de son manque d’adaptation à de nouvelles réalités nées dans la période post indépendance. L’urbanisation post coloniale n’a pas marqué de ruptures. On a continué et perpétué un style de ville qui ne correspondait pas à un besoin clairement identifié. La ville était et reste un lieu de commerce, d’échanges monétaires, de services plus tard, au nom d’une modernité non maitrisée. Ce phénomène a provoqué des taux d’urbanisation rapide et anarchique qui passent de 10 à 35% durant les 40 dernières années. Des études prédisaient même pour 2015, plus de 60% de citadins en Afrique de l’Ouest[2]. La migration qui en est le corollaire et le déclencheur est un facteur important dans ce processus en tant que système de compensation entre deux milieux économiquement inégaux et constitue un thème fort de la question des articulations entre ville et campagne. Elle construit de nouvelles identités et territorialités hybrides, mi- urbaines, mi- rurales, véritables systèmes socio-spatiales difficiles à cerner pour les économistes, les spécialistes de l’urbanisation, mais terreau fertile pour des études interdisciplinaires croisées.

Le propos de Sembene, anticipant le phénomène des effets à long terme de la migration rurale vers les villes, nous indique les conditions de son émergence et ses conséquences sur les mentalités. Borom Sarret est bien un migrant de la première heure. Sembene ne s’attarde pas ici sur les raisons de sa migration. On peut cependant penser que la disette dans les campagnes, le manque de perspectives qu’offre l’agriculture, le rôle de l’argent et de la circulation monétaire de même que les mirages que la ville offre, en sont les causes principales. Il fait l’économie, à dessein, de schémas d’explication et se contente de nous en présenter l’ensemble des effets pour la période. Que nous montre Sembene et comment procède-t-il ? Quelles leçons peut-on en tirer qui situent cette œuvre dans une actualité à toujours interroger et interpréter ?

Il nous montre la première conséquence de la migration vers la ville, notamment le dénuement complet dans lequel vit Borom Sarret et sa famille. Le personnage principal est l’archétype des effets du mirage de la ville, un personnage qui se reproduit durant les années de sécheresse et qu’on retrouve encore dans les quartiers populaires d’aujourd’hui avec leurs lots de problèmes sociaux dont la prostitution telle que la suggère la fin du film, quartiers qui n’ont pas fini de se composer dans l’anarchie la plus totale, l’insécurité et la pauvreté extrêmes telles que montrées par la caméra/témoin de Sembene.

Ce dénuement se manifeste déjà dans les deux acteurs clefs que sont le personnage du charretier et son cheval, famélique à souhait, l’environnement dans lequel il baigne (une chambre probablement louée). Il se manifeste ensuite dans le quartier populaire en voie d’édification (le lieu de travail de Borom Sarret avec ses éclopés, grabataires et mendiants, le transport de briques, la femme enceinte et son mari qui ne peuvent s’offrir un taxi, le père éploré qui loue ses services pour aller enterrer un enfant mort en bas âge prélude à Niwaam, victime innocente de la pauvreté, les rues traversées avec ses clients pris dans leurs occupations économiques, somme toute futiles et dérisoires mais expédients pour la survie dans un contexte de pauvreté aux antipodes des conditions d’une dynamique pour un véritable progrès social. Le dénuement des pauvres des campagnes venus dans la ville et vivant dans sa périphérie en fait des victimes pour des pseudos évolués qui se révèlent comme prototype du menteur social et du truand à la bonne mine, ceux qui seront les véritables fossoyeurs de l’économie du pays comme on le voit dans Xala. Un des personnages, véritable profiteur de la crédulité et de la bonne foi des pauvres, achève son ascension parmi la bourgeoisie corrompue qui remplace l’élite coloniale. Ces acteurs constituent la lie de la société traditionnelle en butte à la modernité, pervertie par l’attrait du gain facile, de la flagornerie et du dévoiement des valeurs culturelles. La corruption des pseudo- élites qui se traduit par l’émergence de nouvelles classes sociales en formation, anticipe sur l’émergence de la bourgeoisie parasitaire comme Sembene nous en montrera les aspects les plus hideux dans Xala.

Les lieux d’habitation sont intéressants à étudier. Par exemple, le quartier plateau, symbole du pouvoir colonial qui passe entre de nouvelles autorités locales est représenté, en contraste avec la médina ou les quartiers indigènes; il est bien gardé par des cerbères sans pitié. Il offre à la fois un contraste saisissant par l’ordre, la propreté et   les institutions qui le protègent et n’y admet aucun élément de perturbation.

La volonté de Sembene de partager son engagement se lit à travers les dialogues, les faits présentés et partagés ; elle renferme une certaine forme d’éducation clairement exprimée sous ce rapport. Sembene distrait au vrai sens du mot tout en éduquant. En témoigne le recours, encore une fois aux proverbes avec leurs charges éducatives, à la fonction multiple de la musique, instance de nostalgie mais aussi de rappel, instrument contre l’aliénation, au chant dans une geste sociale de prévention et d’avertissement. C’est dans cette geste sociale que le rire de Sembene trouve son expression, fonde sa fonction sociale de libération d’énergies créatrices, d’où les figures de styles qui le manifestent à souhait, en ne perdant pas de vue le côté dramatique des situations.

Dans le roman comme dans le film les analepses ne sont pas absentes, ces retours en arrière comme on peut le noter à la fin du film qui ont un caractère pédagogique, de rappel et d’arrêt sur des situations risibles à la réflexion. Le film les montre de manière plus explicite.

Par ailleurs, le réalisme psychologique et sociologique, le traitement de l’espace et du temps montrent avec plus d’évidence dans le film que dans le roman la progression de l’intrigue dans la survivance de traits de civilisation ou l’apparition de nouvelles mentalités dans des espaces nouveaux et chargés comme la ville moderne et ses quartiers. La ville devient un espace d’aliénation et aliénant, avec sa gentrifaction; il devient ainsi lieu de contradictions multiples dans une peinture des mœurs plus à même de mettre le doigt sur les transitions qui s’opèrent à la fois dans l’espace social, les relations, les activités mais également dans l’émergence d’une prise de conscience politique et sociale. Cette émergence se fait de manière graduelle et est observable d‘un moment de l’action à l’autre, d’un espace à l’autre. Elle apparait également dans un processus de maturation subjective d’abord (les retours en arrière dans le récit) et collective ensuite, culminant avec les scènes de la fin, point d’orgue d’une volonté clairement affirmée de changements. Dans cette dynamique de changement, Sembene introduit sans s’y arrêter des éléments qui poussent à la réflexion, voire à l’action. Ainsi en est-il des plans que la caméra privilégie comme dans le mandat et son personnage principal dont le naturel, la bonhomie, l’humanisme en font à la fois victime et modèle, le tout accompagné d’attitudes qui prêtent à rire (Cf.  le déjeuner servi, la gestuelle dans la manière de déguster des mets succulents, l’identification facile avec des personnages réels issus de cette couche sociale). Le rire provoqué a une fonction sociale dans la narration en mettant à nu des tares de notre société (mensonge, fourberie, brutalité cupidité face à la candeur et à la naïveté du personnage principal).

La caméra/ témoin laisse filer l’histoire accompagnée du récit à la première personne dans la narration des faits. Elle arrive à nous faire saisir ces réalités sociales sans avoir l’air de s’y attarder alors qu’elles constituent les lieux de la confrontation de classes. L’antagonisme entre les couches et classes laborieuses et dont Borom Sarret est le prototype et celles exploiteuses qui ne montrent pas encore leur visage, est symptomatique de la démarche esthétique de Sembene: créer encore une fois la distanciation nécessaire à l’analyse profonde. Nous pouvons faire nôtre l’assertion de Maxime Scheinfeigel (CinemAction N°24) qui parle du « choix de la symétrie rigoureusement orchestrée qui parvient à faire saisir au-delà de la surface lisse, la réalité d’un récit purement événementiel, l’essence même de la complexité sociale à Dakar dans les années 60 ».

Les scènes de la vie quotidienne qui constituent une fresque vivante n’épargnent pas à dessein le spectateur. Elles sont souvent à la fois vivantes et allusives. Elles amènent progressivement à s’interroger sur la vie et le quotidien des simples gens comme devraient le faire tous les acteurs de la transformation sociale.

La ville d’aujourd’hui offre l’approfondissement du processus que Sembene nous montre et en cela réside l’actualité de son message, message qu’il va continuer à diffuser dans toute sa production ultérieure, traitant de l’ensemble de ces éléments.

Le fossé se creuse de plus en plus entre les classes et couches qui étaient en gestation dans Borom Sarret. Celles ci vont se montrer progressivement dans leurs réalités au fur et à mesure de l’approfondissement des différentes crises traversées par la société: crise de la gouvernance, paupérisation accrue des campagnes accentuant l’exode rural avec des Borom Sarret tels que nous les voyons tous les jours dans l’espace urbain se mélangeant aux rutilants 4x4, 8x8 et autres berlines prestigieuses pour en accentuer la singularité dans l’espace urbain.

Plus que dans le roman, l’espace remplit à l’écran les mêmes fonctions que dans l’imaginaire nourri par le conte : décoratives (la ville, ses quartiers et ses lieux de socialisation), narratives (permettant des unités séquentielles pleines d’enseignement sans besoin de recours à un narrateur) : on constate par soi même et déduit des attitudes par rapport au récit, les itinéraires parcourus, les différents lieux où se déroule l’action qui est moteur de l’histoire racontée, psychologiques (l’espace est sujet et se raconte lui-même dans la présence des protagonistes et leurs rapports critiques qu’on peut analyser à travers leur gestuelle ). Dans la dramatisation de ses récits, Sembene passe de l’utilisation du conte à une forme de théâtre populaire où le rire occupe une fonction essentielle de détente dans le même temps où il suscite la réflexion. Ainsi en est-il de la richesse de la langue comme système de signes verbaux riches et du langage dont la caractéristique est qu’ils sont d’essence populaire, direct, avec une fonction didactique irriguée tr ès souvent par le rire dans des situations installées pour ce faire.

Dans les moments où l’auteur introduit une tension, le rire apparaît et devient moment important de la narration qu’il ponctue dans une sorte de pause. Le thème de la disette, de la famine consécutive à la faillite des politiques agricoles initiées par Léopold Sedar Senghor dans les années 60, 70, les cycles de sécheresse dans le Sahel qui n’épargnent pas les campagnes sénégalaises, la rareté du riz, élément de substitution à des habitudes alimentaires fondées sur des céréales locaux poussent les ruraux vers la ville, lieu d’échanges et de trafic de toutes sortes. Le vol dont est victime, dans Xala, un villageois envoyé par ses pairs suscite le rire dans la gestuelle, le discours, les mimiques et les conclusions tirées.

Tout ce que Sembene dénonce dans l’observation et ce qu’il déduit des rapports sociaux et de classe dans la société africaine en mutation, rapports   comprimés dans des séquences temporelles, 1964 pour le roman le Mandat et 1968 pour le film du même nom, se trouve mieux pris en charge à l’écran. Les tares sont plus visibles et les responsabilités mieux situées. Il s’agit de la lutte contre un système qui vient de s’installer et qui est piloté par les Africains eux-mêmes qui n’ont pas suffisamment pris en compte l’ensemble des besoins de cette société : besoin de rupture avec le passé en se réappropriant sa culture, de se projeter dans le futur en réglant les problèmes essentiels comme l’éducation et l’emploi pour construire un présent prometteur, prévenir l’émigration des jeunes vers des ailleurs chargés d’utopie comme dans la Noire de. où l’héroïne préfère le suicide à la solitude et à l’exploitation, la prévention de l’installation de la mentalité d’assistés économiques (Cf. les plans sur l’émigration dans Le Mandat qui permet l’envoi d’argent indispensable à la survie, en quoi Sembene jette un regard prospectif ). Les éléments qui provoquent un rire amusé se trouvent dans la gestuelle et les propos de protagonistes comme la scène du Mandat dans laquelle la véritable destinataire du mandat met son frère à l’index, d’abord à travers ses femmes et ensuite dans ses leçons de morale. Le spectateur rit, s’en délecte et est invité à réfléchir à ce genre de situation qu’il vit au quotidien.

La faillite des politiques mises en œuvre conduira au recours à l’aide extérieure des anciennes puissances comme le montre le film Guelwar, tourné en 1999 dont le thème de la mendicité internationale, source de corruption et de mal gouvernance, est déjà annoncé dans Le Mandat avec la réplique : « Si la mendicité est un métier, où va le pays ? »). J’ai été choqué à l’époque où votre serviteur a assisté à une projection de ce film dans une salle où le public était somme toute disparate dans sa composition sociale. Qu’elle ne fut notre surprise de constater une hilarité générale de mauvais aloi, témoin d’une profonde aliénation dans des scènes comme cette fin de film à l’intensité si dramatique ?

Prenons un autre exemple dans la situation, sous certains rapports, de misère des femmes dans leurs charges quotidiennes (notamment le difficile accès à l’eau potable, leurs responsabilités pour suppléer le manque de ressources des maris, leur être social quelque peu contradictoire d’épouse soumise et prévenante à la fois mais capable de seconder efficacement le mari dans le besoin, capricieuse mais consciente, en apparence insouciante mais au fond gestionnaire efficace de la famille etc.). Ce type de femme est aux antipodes de celles décrites dans l’Harmattan où le ridicule, c’est à dire ce qui est propre à exciter le rire, la moquerie suscitée par ses manières empruntées, l’aliénation, accompagne la critique sociale et crée des effets de distanciation. De même, la corruption de l’administration qui installe la pratique usurière, met les salariés dans des situations de dépendance permanente de ce système, son extension comme une hydre qui frappe aussi les simples gens (exemple de la mise en gage sous la contrainte d’objets précieux), la dénonciation de la superstition et l’utilisation abusive de la religion à des fins personnelles et opportunistes, la destruction des rapports sociaux porteurs, achèvent de mettre à nu, de manière nette, les travers de la gouvernance africaine. Sembene arrive tout de même à y introduire des doses d’humour aux effets cathartiques, comme la complainte de la veuve de Guelwar après la disparition de son cadavre, la journée pénible de Nogaye Marie et la faim qui s’est néanmoins emparée d’elle et qu’elle manifeste avec beaucoup d’humour devant sa fille.

Dans le même esprit, on peut lire l’épisode du récit des frasques amoureuses de Guelwar, son déguisement pour faire la cour à une femme de notable, la manière de raconter cet épisode de sa vie chargée, par ailleurs, de combats nobles au nom d’idéaux au service de ses proches de même condition sociale. Cette anecdote fait baisser d’un cran, un instant, une situation chargée de tension électrique entre communautés religieuses différentes, tout comme la scène où l’iman pousse un juron.

Ainsi, l’engagement de Sembene est-il encore plus net, se fait plus opératoire dans l’écriture cinématographique avec les sujets traités, les mises en scènes, les situations dramatiques plus clairement campées, les interrogations autour des problèmes de développement de l’Afrique, la lecture sans complaisance qu’il tire des recours inopportuns aux valeurs culturelles passées dévoyées, vidées de leur contenu, les nouvelles situations installées par les élites africaines, politiques et intellectuelles corrompues. Comme dans Le Mandat, la solution ne viendra que des Africains eux-mêmes.

Il me faut conclure. Je pourrais affirmer que l’engagement de Sembene Ousmane se nourrit de l’observation qu’il fait des sociétés africaines, observation alliée à un parti pris idéologique et politique de départ né de sa propre expérience. La conscience que sa situation n’est pas isolée et qu’elle est le lot de nombreux Africains à différentes étapes de leur évolution, qu’elle est générée par le système dans lequel ils sont enfermés, accouche de ce choix de volonté affirmée de participer aux nécessaires ruptures. Témoignent de ce choix le parcours littéraire d’abord et cinématographique ensuite et la concomitance et cohabitation des deux de Sembene Ousmane, parcours sans cesse renouvelé en fonction des manières nouvelles dont les sociétés africaines sont gouvernées et de la complexité des problèmes dont il faut tenir compte dans le renouvellement et/ou l’adaptation des jeux d’écriture.

Ce parcours n’est pas linéaire puisque le vécu des Africains lui-même comporte des avancées et des reculs dans des nouvelles dimensions politiques, économiques, sociales et culturelles qui impriment leurs marques sur la conscience des sujets, objet de la réflexion permanente de Sembene. Il est marqué ensuite par des étapes qui sont autant de contextes nouveaux.

Le rire analysé ici, le rôle et la place des femmes, celle des jeunes sont autant de thèmes qui servent à appréhender des situations nouvelles pour lesquelles les Africains doivent être armés. Ainsi peut-on avec Sembene analyser l’état du monde en ce 21ème siècle dont on dit qu’il serait le siècle de l’Afrique. Peut-on en être convaincu à la lecture du très beau texte d’Eduard Glissant et Patrick Chamoiseau : L’insoutenable beauté du monde[3] paru en 2008 ou Wolé Soyinka The burdens of Memory, paru en 1999[4] ? Ces auteurs n’aucultent en rien les responsabilités propres aux Africains qui ont fait le procès du colonialisme. Ils n’en posent pas moins des nouvelles face à la configuration d’un monde encore plus, dur, rempli d’incertitudes comme le montre la journaliste, activiste canadienne qui vient de publier son nouvel essai, Dire non ne suffit plus[5], paru ces jours-ci, pour le 1er anniversaire de l’accession de Donald Trump au pouvoir. A sa suite, on pourrait se reporter avec intérêt à Gramsci et ses beaux textes comprimés dans un recueuil intitulé Pourqoi je hais l’indifférence[6] ou encore Stephen Hessel et son Indignez –vous. ! de 2010[7] Comme Sembene, ils préconisent une réflexion renouvelée sur l’Etre en situation pour forger les armes de sa libération. En cela, les leçons de Sembene restent plus actuelles que jamais et cette présente Conférence internationale qui commémore les 10ans de sa disparition nous permet de garder cette mémoire vivante au grand dam de tous les cassandres.

This email address is being protected from spambots. You need JavaScript enabled to view it.

UNIVERSITÉ CHEIKH ANTA DIOP DE DAKAR

FACULTE DES LETTRES ET SCIENCES HUMAINES

Professeur Maguèye Kassé, Professeur Titulaire

 


[1] A1bdourahmane Ngaïde, Mbourou Mbarara, Le Nègre international Editions , Dakar, 2013.

[2] Urbain-Rural, l’hybridation en marche, introduction, Etudes et Recherches N° 240-241-243, 2005, enda tiers monde, Dakar 2005.

[3] Edouard @Glisssant/Patrick Chamoiseau : L’onsoutenable beauté du mondr, Adresse à Barack bama, Galaade-Auteur de vue, Institut du tout-monde., Normaqndie Roto, Décembre 2008.

[4] Wole Soyinka, The burdens of Memories, The muse of Forgiveness, Oxford University Press, 1999.

[5] Naomi Klein, Dire non ne suffit plus, Contre la stratégie du choc, Actes Sud, Paris, 2017

[6] Pourquoi je hais l’indifférence. Antonio Gramsci. Traduit de l’italien et préfacé par Martin Rueff. Collection : Rivages Poche / Petite Bibliothèque

[7] Stephan Hessel, Indignez-Vous ! Indigène Editions, montpelier, 2010.

Département de Langues et Civilisations germaniques

Register to read more...